Le téléphérique et autres nouvelles by Sylvain Tesson

Le téléphérique et autres nouvelles by Sylvain Tesson

Auteur:Sylvain Tesson [Tesson, Sylvain]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Editions Gallimard
Publié: 2016-09-07T22:00:00+00:00


L’ermite

Quelle chose étrange que la solitude, et comme elle est effrayante.

KRISHNAMURTI

Commentaires sur la vie

S’accouder au bastingage d’un bateau est aussi agréable que se tenir au comptoir d’un bistro, les yeux sur les taches rondes laissées par les verres. La Lena coupait la taïga. Il restait deux mille kilomètres jusqu’à la mer des Laptev. Le navire, un bateau à vapeur de l’époque brejnévienne, marchait à huit nœuds. Les Russes le mettaient en service pendant la saison d’été. Ces hommes avaient supporté le communisme pendant soixante-dix ans et continuaient à entretenir des machines hors d’âge. Les Russes n’ont aucun respect pour leur propre existence mais un sens pathologique de la conservation des objets.

Je me souviens d’un numéro de Pour la science de novembre 1997 : un entomologiste allemand y expliquait que le hanneton ne peut mathématiquement pas voler. Si l’on modélise les paramètres anatomiques et physiologiques de l’insecte – son poids, la surface de ses ailes, la fréquence des battements –, il devrait s’écraser. Le miracle est que la bête se montre capable de voler contre les lois algébriques. La course du hanneton dans le ciel de juin est un camouflet à la science. En regardant l’eau du fleuve caresser les flancs de la coque, je me disais que la Russie est aux nations ce que le hanneton est à l’Évolution : une aberration. Ce pays, au bord de l’écroulement, poursuit de siècle en siècle sa marche inaltérable. Il titube mais ne s’effondre pas.

Donc, les sapins. Ils défilaient bien sages et vieux de près d’un siècle. J’avais peut-être eu tort d’embarquer. Le défilement d’une rive fluviale aux environs du cercle arctique est une expérience métaphysique de la monotonie. Je buvais une bière Baltika no 3 dans une chope de verre à grosses incrustations. Parfois, je levais mon verre et essayais d’aligner le niveau du liquide avec l’horizon. Une façon de trinquer avec le monde lorsqu’on boit seul.

Je reconnus tout de suite le capitaine. Un flandrin de cinquante ans, étonnamment efflanqué pour un Sibérien. Les hommes massifs jouissent de respect ici et j’ai vu des Russes vider un pot de mayonnaise à la cuillère à soupe alors qu’il ne faisait même pas très froid dehors. Ses cheveux bataillaient dans le vent. Il avait une veste de tergal mal coupée avec trois barrettes aux épaules. Pour rire, je me mis au garde-à-vous. Il me rendit mon salut. Je fus honteux car il se figea avec beaucoup de dignité.

— C’est vous le Français ? dit-il.

— Oui, dis-je.

— C’est à la vente, ils m’ont dit que nous avions embarqué un Français pour la croisière et qu’il fallait essayer de ne pas s’échouer.

— Ah ? dis-je.

— Pour l’image du pays.

— Ah, ah ! fis-je.

— Est-ce que Pierre Richard est toujours en vie ? demanda-t-il.

— Oui, dis-je.

— Et Mathieu ?

— Le peintre ?

— Non, Mireille.

— Je crois qu’elle est morte, dis-je.

— Non, pas du tout, elle est en vie. Je pose la question aux passagers français pour voir. Vous pensez tous qu’elle est morte. C’est un mystère.

— Admettons.

— Tout va bien à bord ?

— Oui, merci, c’est très agréable.



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